Chapitre 26 de l’Omniscience
Personnages: Goan Si, Sama Rel, Théodore Blok
En lien avec l’article sur le quota viande.
Version audio abrégée (13 min)
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Chapitre 26 : “Le boucher chamane”
— Regardez ! On voit la Voie lactée, l’interrompit Sama Rel.
Il était en train de lui parler de porcs.
Plus précisément du porcus diabolicus qui tua le jeune prince Philippe, âgé seulement de quinze ans, pauvre enfant, qui se déplaçait justement à cheval dans Paris avec son ost afin d’affronter les seigneurs de Vexin et que l’infâme porc, affolé car destiné à l’abattoir et fuyant le couteau, se jeta aux pieds de la monture qui se cabra, faisant tomber le futur roi et l’écrasant lourdement, souillant la France. Les anecdotes autour du cochon se succédaient. Ainsi, Goan Si raconta les truies en fuite qui trouvaient refuge dans les maisons, montaient les escaliers et dévoraient les nourrissons, paraît-il, c’était affreux, mais somme toute de bonne guerre. Jusqu’au renvoi des abattoirs en périphérie des villes avec l’arrivée des camions réfrigérés, les gendarmes durent plus d’une fois chasser des porcs dans le dédale des ruelles. Goan Si évoqua également un cochon précis qui, à la queue leu leu de la mort avec ses congénères et observant les faits, calcula ses chances. Étant demeuré immobile à l’affût de l’instant parfait, il s’élança et s’enfuit par la porte de l’abattoir poursuivi par les cris des bouchers. Il plongea dans la rivière proche et se laissa porter par les flots, grouinant et terrifié, mais libre, emporté par sa liberté et baignant dans la vie, la grande vie des heures durant, intenses et splendides avant d’émerger sur la berge ; Prométhée quadrupède ivre de fierté, courant sur la Terre dans l’absolu, hors du sillon que les dieux avaient tracé pour lui, jusqu’à ce qu’ils le cernent et le tuent dans un champ d’orties où il tenta, bravement, de se dissimuler. Une telle vitalité, une telle volonté d’exister aurait dû être récompensée par l’absolution, trouvait Goan Si.
— Regardez on la voit, répéta Sama Rel. Pour les Bushmen, la nuit est un animal et la Voie lactée son échine.
Il leva enfin la tête. Oui. Ils marchaient à l’intérieur de l’animal, surplombés par son échine de lumière.
Sama Rel aimait le vouvoiement installé entre eux dès les premières phrases. Souvent les collègues la tutoyaient d’office sous prétexte de travailler ensemble ; un tutoiement lourd et pénible qui l’obligeait à répondre de même et à participer à l’effacement des niveaux d’intimité au profit de l’écoulement lubrique du café dans un gobelet en papier recyclable. La proximité sous-entendue par le tutoiement professionnel n’existait pas et ne possédait aucun fondement. Il empêchait même de se rapprocher de qui que ce soit, car il forçait à simuler l’absence de barrières et donnait l’impression d’y être déjà, copains comme cochons. Pire, la mise à distance d’autrui, qu’imposait la diversité des compétences et des degrés d’autorité en matière de décisions finales, dépouillée de l’outil simple et limpide du vouvoiement, se transférait dans les zones sournoises de la blague féroce et des microhumiliations dosées avec l’adresse de pourceaux dans une maison de Lego. Les laborieux s’égalisaient ainsi, dans ce tutoiement totalitaire des camarades, compagnons, légionnaires et collègues qui, non contents d’engager la compétition de la plus grande gueule en toute occasion propice ou pas, s’immisçaient dans les domaines de l’existence d’autrui toujours plus précis, de l’esthétique de classement des dossiers à la posture ergonomique du corps en passant par le dosage de la crème à café. La nonchalance des « tu » multipliait à l’infini les tentations d’exercer l’autorité, telle une méduse fractale et drôle somme toute, mais capable d’étrangler l’individu avec une force qu’aucun empire ne sut organiser par l’empilement hiérarchique des titres de noblesse. Dans ses heures sombres, Sama Rel percevait le tutoiement d’entreprise comme un viol mutuel.
Bref, elle aimait que Goan Si la vouvoie. Le rythme véloce du claquement de leurs semelles contre l’asphalte se répercutait sur les façades et jouait un solo de percussions dans l’orchestre de l’air nocturne, accompagné du chuintement des sachets en plastique et du roulement des gobelets, du grognement des moteurs deux rues plus loin et du grincement des automates. La fraîcheur naissante du soir dans la lueur jaune des lampadaires vibrait surtout des sons inaudibles qui recomposent en continu la géométrie d’une ville. Sama Rel et Goan Si traversaient un air saturé de messages électriques qui connectent les êtres par paires lointaines tout en les coupant de ceux qui marchent à leur côté. Ceux-là affrontent dès lors leur visage fermé et cherchent, jalousement, à glaner des bribes de ce qui s’affiche à l’écran. La topologie des téléconnexions variait sans cesse. On murmurait à travers ces brèches de l’espace-temps. Les secrets se faufilaient, épargnant certains et cherchant à en blesser d’autres à leur insu. L’individu nageait dans un océan d’avis à son sujet, qu’il ignorait en majeure partie. D’autres encore caressaient leurs cheptels digitaux de photographies, vidéos et sons enregistrés ou nourrissaient leurs agendas géoréférencés, spatiotemporisés à la seconde près, articulés aux horaires des machines à bouger ; et ces piranhas de pixels, ces passés futurs argentés grignotaient leur présent et faisaient errer dans les rues des fantômes affamés de réalité, promis par eux-mêmes à eux-mêmes, à des faits d’avance établis, au tunnel-tombeau de la vie qu’ils se creusaient et où ils couraient presque, entre l’infinie nostalgie et l’infinitésimal projet. Goan Si et Sama Rel en croisèrent quelques-uns.
— Vous avez faim ?
Il dit que oui. Il se sentait nerveux à l’approche du sacrifice. Sa précédente cérémonie remontait à plusieurs mois et les trois derniers sous régime végane. Le quota viande de Goan Si était à sec. Il faut expliquer ici que tout mangeur devait compenser chaque kilogramme de viande engloutie par un kilogramme de chair vivante d’un animal tué de ses propres mains. Tuer un lapin donnait le droit de manger cinq kilos de viande. Le sacrifice d’un cerf te valait un quota suffisant pour plus d’une année. Où que l’on mangeât, de la haute cuisine rituelle jusqu’au plus dégueulasse des bouibouis, la part de viande était exactement pesée et déduite du quota. Goan Si se languissait depuis des semaines de graisse dorée et croquante et il tuerait, tout à l’heure, un animal de taille.
Le boucher les attendait dans le cadre de la porte du temple, vêtu d’un manteau à carreaux blancs et noirs. Il les accueillit par des bises hirsutes, eux ainsi que l’architecte qui arriva quelques minutes plus tard.
— Théodore Blok, dit-il.
— Ancel Gompo, dit Goan Si.
Et Sama Rel observa leur échange de regards puis toucha, satisfaite, l’épaule de Théodore qui lui dit « Salut Mayaan » d’un ton amical et grave.
Ils passèrent la porte. Marchèrent en silence dans un couloir très sombre et étroit, qui s’allongeait en montant légèrement. Ils se suivaient dans l’obscurité, chacun attentif à la respiration des autres et aux frottements de leurs vêtements contre les murs qu’ils touchaient du bout des doigts. Les parois laissaient sous les ongles une poussière de peinture fine dont ils ignoraient la couleur. Au bout du couloir, leurs échos rebondirent sur la faïence de la première pièce. Le chamane leur ordonna de s’arrêter et d’un coup, brutalement, le plafond et le sol brillèrent d’une lumière de diodes blanches, des milliers de diodes derrière une matière translucide et laiteuse sur laquelle ils se tenaient et qui les éclairait d’en haut comme d’en bas ; éblouis, ils commencèrent à distinguer les carreaux blancs et, au centre de la pièce, trois bancs en bois massif. Le boucher enleva son manteau et le posa sur l’un de ceux-là, révélant un cache-sexe dont le fil s’imprimait dans ses hanches et séparait ses fesses. Son corps portait des bleus et des traces de coupures qui n’ôtaient rien au sentiment de fermeté imposé par la tension de sa peau sur le calme de ses muscles. Mayaan enleva son pull-over en un crissement d’étincelles des cheveux emportés par le frottement de laine. Théodore commença par ses chaussures de cuir si bien coupées sur mesure qu’il donna l’impression d’enlever un bout de lui-même. Ancel défit son écharpe. Au coin de la pièce, ils virent une bassine d’étain et un robinet encastré dans le mur. Le boucher fit couler de l’eau chaude. Dans le coin opposé, une armoire laquée aux battants clos à clef attendait la suite. Mayaan retira ses sous-vêtements avec l’évidence fluide des gestes quotidiens, laissant tomber le soutien-gorge puis glissant le slip jusqu’aux chevilles, soulevant à peine le pied pour s’en défaire et le poser sur la pile de vêtements amassée sur un banc. Théodore portait un tatouage de salamandre alchimique sur le pénis ; ses cinquante ans de vie, pensa Ancel, avaient donné lieu à leur écot d’événements singuliers. Il était plaisant, parfois, d’entrer en matière ainsi, sans un mot, d’aller au cœur de la rencontre sans s’ennuyer de l’énoncé des places respectives sur la grille des fonctions civiles. Il était plaisant d’être salué par son vrai nom. Le chamane s’approcha avec la bassine d’eau chaude où flottait une éponge qu’il présenta à Mayaan, qui s’en saisit pour laver Théodore, son visage, ses aisselles, ses genoux, l’ensemble de Théodore d’un unique mouvement d’éponge qu’elle replongeait parfois dans la bassine avant de laver les mains de Théodore puis la laissa dans ces mains afin qu’il lave à son tour l’ensemble d’Ancel un peu nerveux encore, mais prêt. Tout le long, le chamane tenait la bassine. Puis Ancel se tourna vers Mayaan avec l’éponge, et l’essuya le long de sa nuque et de la courbe délicieuse des hanches jusqu’aux chevilles et dans le creux du nombril. Il bandait un peu.
— Cela arrive, dit le chamane.
Il ouvrit l’armoire, révélant des tuniques bleu foncé. Des espèces de kimonos cousus main qu’il leur tendit et qui, revêtus, s’avérèrent d’un confort exquis. Ils ne gênaient aucun mouvement et procuraient une sensation soyeuse à leurs peaux nues. Ils continuèrent jusqu’à la prochaine pièce par un couloir de lumière qui aboutit dans un espace tamisé, où Nicolas se trouvait. Dans un enclos en bois.
Des poils gris-noirs couvraient son corps, drus sur le dos et fins sur le ventre. Nicolas avait passé sa jeunesse à dévorer des glands en Andalousie, fouillant le sol avec son groin, massé par les rayons de soleil en compagnie de ses congénères. Il connut les nuits à l’air libre et la jouissance de l’accouplement, car cela semblait juste avant qu’on lui coupe les couilles un soir d’été ; sous narcose, même l’Espagne s’était civilisée au début du siècle. Sa disposition s’adoucit, il mangea davantage, devint gras et lent, mais toujours heureux. Plus d’un an plus tard, un soir d’automne, le chamane débarqua de l’autotaxi, habillé d’un manteau léger aux carreaux blancs et noirs, tel un échiquier évocateur des carreaux de faïence de l’ultime salle. Il le caressa derrière l’oreille d’une main ferme, ainsi que sur le menton et le long du cou, le regardant droit dans les yeux, lui expliquant tout. Nicolas comprit bien. Il renifla. Il grogna. Il consentit. Ils se mirent en chemin, à pied sur la grande route pour le glorieux voyage, par les terres arides et sur les crêtes des Pyrénées, dormant l’un près de l’autre à l’abri dans les temples. À présent ils étaient là, au bout du destin, à deux heures de l’accomplissement, quand l’ami devrait tuer l’ami en guidant la main de son immolateur, et l’ami mourir de cette main, car tels étaient leurs rôles inéchangeables. Une tristesse cosmique habitait les cœurs des bouchers chamanes.
Ils ouvrirent l’enclos de Nicolas et taillèrent en pièces le bois de son ultime demeure à l’aide d’une hache, l’amassèrent en tas dans un coin en dessous d’un trou au plafond qui servait de cheminée, le boucher y mit le feu et commença à chanter d’une voix du fond de la gorge en décrochant un tambour en peau de cochon suspendu sur le mur. Mayaan, Théodore, Ancel et Nicolas se positionnèrent face au feu, les yeux mi-clos, le boucher s’approcha d’eux à tour de rôle avec le tambour qu’il battait avec une baguette, il levait et baissait l’instrument en battant ce rythme, au-dessus de leurs têtes, près des tempes, à l’arrière de la nuque, le long du dos et des jambes, devant leurs sexes et près du ventre, les rendant ivres de la sensation de traverser un vortex de rythme, une cohue d’esprits de la steppe et des forêts, le vent qui emporte la terre des racines d’oliviers et agite les couronnes des chênes cachés dans l’immensité de la nuit pendant que crépitent les feux. Les postures du chamane, ses pas, ses mouvements souples et affirmés, n’étaient pas ceux d’un musicien de spectacle, mais les gestes millénaires d’un guerrier ou encore ceux d’un artiste, car l’artiste n’est personne sinon un guerrier dont le combat consiste à affronter l’évidence des faits, à déplacer les armées d’esprits, à réveiller les humains au rythme de leurs désirs à peine avoués. Ils burent la potion du chamane, au léger goût d’alcool, de fruits et de terre ; elle contenait ce que la nature et la science avaient créé de mieux, la part des hommes et des arbres, des champignons et des éprouvettes, fruit de la collaboration des eucaryotes qui prouvait par son existence même que nous façonnions chaque jour un monde commun. Nicolas aussi, bien sûr, but dans l’outre du chamane. Une demi-heure plus tard, le rythme battant, la baguette frappant, ils commencèrent à sentir l’effet. Ils chantaient et couinaient, dansaient et tournaient, en grande partie malgré eux, mus par la conscience du monde lui-même. Et ce fut l’heure de l’onction. Le boucher passa le tambour à Théodore, la baguette à Mayaan, il ouvrit une bassine et dans cette bassine un liquide épais sommeillait : de l’huile de glands. Il en fit couler sur Nicolas à l’aide d’une louche en acier et montra à Ancel comment oindre et masser. Ancel massa le corps de l’animal, derrière les oreilles, sous le cou, le long de l’hirsute bosse de la colonne vertébrale ; il regardait Nicolas et lui disait :
— Je vais te manger, te manger, mon pauvre, je te remercie tellement d’exister. Es-tu d’accord que je te mange ?
Et alors le boucher ouvrit une porte à l’arrière de la pièce que certains appelaient “l’Échappatoire” et d’autres “la Décision”. Elle donnait sur un couloir à l’échelle du corps de Nicolas debout et ce couloir menait à l’arrière-cour qui abritait des arbres tristes et des bennes à ordures. Et l’entrée de cette cour donnait sur les rues de la ville, sur les berges de sa rivière, dans ses parcs et sur ses trottoirs où les fantômes affamés erraient encore à la recherche des secondes. Et Nicolas se tenait là, près de la sortie, dans la chaleur, enduit de l’huile de glands. La main d’Ancel avec le pistolet de boucher tremblait. Elle se calmait peu à peu. Et chaque battement de tambour procurait un plaisir serein amplifié par la potion du chamane. Nicolas sentait l’odeur de l’air extérieur. Il avait conscience de la sortie. Mais il comprenait intensément, infiniment, que rien de ce qui l’attendait de l’autre côté ne serait à la hauteur de l’instant présent, de ce sentiment de l’enfance, du bonheur de l’enfance, de son odeur de glands et de la chaleur du groupe. Nicolas s’abandonna à l’instinct du fêtard qui saisit le moment idéal pour partir d’un lieu, cet art de partir à l’apogée et d’emporter son bonheur dans l’éternité. Il ne bougea point. Il ferma les yeux – Ancel approcha le pistolet du crâne de Nicolas – et, avec des larmes dans les siens, ferme dans le vortex du présent absolu et intense qui tourbillonnait dans son cerveau, appuya sur la gâchette.
Le corps de Nicolas s’affala au sol.
Ils restèrent des heures encore et, jusqu’au petit matin, aidèrent le boucher à parachever son œuvre.