Tapirus terrestris. CC-BY-SA, Jean-Marc Rossier.
Tapirus terrestris. CC-BY-SA, Jean-Marc Rossier.

Quand les Achuar tuaient un tapir, la famille de ses éleveurs pleurait sa perte. Pendant des mois, ils l’avaient traité comme un des leurs, jusqu’au jour de la cérémonie où la tribu le sacrifiait dans un rituel pour se nourrir de sa chair. Les tapirs possédaient une conscience, une volonté, un désir et un destin aux yeux des Achuar. On pouvait les manger car il s’agissait d’une autre tribu. Comme la tribu des poissons ou la tribu des arbres. Dans le monde animiste où tout est vivant, quelqu’un mange toujours quelqu’un à moins de renoncer à vivre. Life feeds on life. Mais ces rapports de prédation ne nient jamais l’autre en tant que sujet moral. Les chasseurs de Sibérie s’accouplent aux filles du roi des rennes dans leurs rêves pour remplacer ce qu’ils prenaient aux troupeaux.

Même dans l’Antiquité grecque, la consommation de viande était réservée au cadre du sacrifice.

Le génie du film Gorge, Cœur, Ventre s’exprime dans les prises de vue et dans un montage qui rappellent parfaitement cette subjectivité de l’animal: dans les regards échangés entre les espèces, dans leurs postures, dans leurs cris. Un chien se promène dans l’abattoir. Les bêtes mugissent, corps déformés à l’identique, standardisés par le projet du siècle, écornés, écorchés, pattes brisées ; les globes oculaires figés dans l’expression exorbitée de la terreur. Les sabots frappent contre les murs. L’objectif de la caméra et le son immersif t’entraînent dans leur perspective. Certaines ne comprennent que trop bien et reculent devant la fin du couloir de béton étroit qui réverbère le cliquetis des chaînes, l’ignoble fracas des portes de fer et le grincement strident des scies à viande. Ainsi meurent les bêtes du tournant du millénaire : par milliers anonymes avançant sans espoir dans l’odeur du sang sous le vacarme des appareils de boucherie.

Le boucher aliéné

Le boucher fut jadis un être vénéré à raison, car il prend sur lui l’acte de tuer et te libère de ce fardeau moral. Tu devrais l’estimer autant qu’un politique, un porteur de mauvaises nouvelles, un employé des pompes funèbres ou n’importe quel personnage qui préside aux cérémonies sociales graves. Au lieu de cela, on l’a chassé des villes, on l’a relégué à la périphérie, puis menacé les enfants par son métier. À la fin on a délégué son travail aux appareils. Sa tâche difficile et sérieuse est devenue une besogne mécanique. Un enchaînement d’actes somnambules guidés par une architecture d’abattoirs de masse.

Voilà une combinaison parfaite de ce que Karl Marx appelait l’aliénation et Sigmund Freud le refoulement. Marx pensait aux travailleurs, aujourd’hui les consommateurs s’aliènent. Tu délègues les conséquences de tes habitudes alimentaires à la machine, pour obtenir quoi? Un paysage épuisé par la culture du fourrage. Des produits carnés dont tu as honte en mangeant dès que t’y penses. Certains disent que ça rend malade; les écopsychologues que ça rend dépressif. Mais tu peux aussi manger sans y penser pour étouffer tes souvenirs de l’épizootie de la vache folle et de la fièvre porcine dans ta propre graisse.

Renouer par la traçabilité

Comment renouer avec la réalité de la production est désormais une question sociétale. Partout l’on s’interroge comment retrouver un rapport viable à notre consommation. D’aucuns songent à s’enfermer dans quelque communauté autarcique (on leur souhaite joie condensée et intense, car l’espérance de leur nouvelle vie sera de 30 ans en moyenne). D’autres réfléchissent à retourner nos moyens technologiques dans le sens de nos intérêts. La base de données openfood.ch recense les valeurs nutritives de milliers de produits du marché. D’autres initiatives du même type émergent dans le monde entier. Ce n’est pas assez. Le crowdsourcing, l’open-data, le principe des API, les technologies socio-informatiques de nos jours permettent en principe une traçabilité sans précédent. Renouer, c’est d’abord de savoir d’où viennent les aliments, de suivre, d’intégrer émotionnellement tous les processus ayant mené à leur fabrication. Une application de smartphone résumant tout ces aspects, images, sons, vidéos à l’appui, est parfaitement pensable. Les bouddhistes pourraient l’appeler “manger en pleine conscience”. Appelons ça “faire face”.

La valeur fourre-tout de l’argent et le quota viande

J’ai inventé le “quota viande” quelques mois après avoir tué de mes mains une truite pêchée avec un ami. Cela avait été une initiation, étrangement édifiante. Je m’étais dit comme tout le monde que chacun ne devrait manger que ce qu’il a tué lui-même, ce qui est romantique mais idiot dans une société de la division du travail. Pense au tapir que tu auras sacrifié: tu ne vis pas dans une communauté Achuar, mais dans un appartement trois-pièces avec ton_ta partenaire sexuel_le. Un tapir pèse 300kg. Au rythme d’un steak par jour, vous mettrez un an à le manger, s’il ne pourrit pas avant. Et là encore, on déroge; les enfants, les conjoints peuvent-ils s’absoudre de tuer eux-mêmes et rester carnivores?

Puis j’ai repensé aux réseaux, aux bases de données, à l’internet des objets. Ces technologies permettent de répartir la charge morale, tout comme l’argent répartit la charge de travail. Le problème de l’argent est qu’il confond tous les types d’effort: poncer un meuble, nettoyer les toilettes ou tuer un agneau représente un effort physique identique, mais se distingue en termes d’effort moral ou d’effort d’humilité. Ces types d’efforts ne sont pas commensurables et devraient être distinguées afin de répartir plus justement leur charge.

Voilà donc, imaginons que chaque kilogramme de viande mangée doive être compensé par un kilogramme de chair vivante d’un animal tué en personne par le mangeur. Tuer un lapin te donnerait le droit d’engloutir cinq kilos de viande. Le sacrifice d’un cerf te vaudrait un quota suffisant pour plus d’une année. Mais où que tu manges, de la haute cuisine jusqu’au plus dégueulasse des bouibouis, ta part de viande serait exactement pesée et déduite du quota. Ton compte est à sec? Tu te languis de graisse dorée? Il faudra regarder la bête dans les yeux.

C’est…

trop bizarre, je le sais, mais on n’écrit pas dans l’espoir du succès, c’est tellement plus beau… Le quota viande utopique suggère qu’il existe un vaste champ d’inventivité à explorer pour retrouver une conscience au bout de nos appendices techniques, et un rapport au monde et créerait, accessoirement, des emplois plus intéressants dans cette époque de délégation aux robots-bouchers. Par exemple des bouchers-chamans pour t’aider lors des sacrifices, tiens, mais ceci est déjà une autre histoire…

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P.S.

 

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