« [Je parle de] ‘non-lieux’ par opposition à la notion sociologique du lieu, [tel que l’entend la tradition de Marcel Mauss]. Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports), que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète. » [Augé 1992, 48]
Le mot et l’auteur
Dans les années 1990, l’ethnologue Marc Augé remarqua qu’il existait des lieux dont la lecture échappait aux outils théoriques de sa discipline. Le lieu au sens ethnologique devait cristalliser les valeurs d’une société et codifier la grammaire de rencontre des individus en son sein. Contrairement aux lieux de culte, de rituel ou de pouvoir qu’il avait davantage l’habitude d’étudier, les lieux du 20e siècle tardif ne lui semblaient codifier aucun rapport humain. Ces rapports, d’ailleurs, n’y avaient pas lieu à ses yeux: les gens ne s’y adressaient pas la parole ni ne s’y adonnaient à des danses tribales; leurs identités ne s’y attachaient pas à la manière de celles des habitants des campagnes à leurs demeures familiales. Marc Augé les désigna pour cela comme des non-lieux et il écrivit un livre portant ce nom.
Il avait près de quatre-vingts ans lorsque je le rencontrai dans la cafétéria de l’école d’art NABA à Milan. Affable, quoiqu’un peu “ailleurs” – comme on se plait à dire des humains de science – il conservait dans les yeux cette curiosité vive qui leur donne un air de jeunesse à tout âge. Marc Augé venait de donner une conférence et nous partagions un repas servi sur des plateaux en plastique en gardant nos manteaux. Le froid de novembre pénétrait la structure du bâtiment. Autour de nous s’élevait le brouhaha de centaines d’étudiants aux prises avec leurs tupperwares. Je partageai mes doutes au sujet du qualificatif de “non-lieu”, notamment lorsqu’on nommait ainsi les aéroports qui m’apparaissaient comme des lieux de micronégociation transculturelle. Ne pouvait-on dire que la manière même de s’ignorer mutuellement dans ces lieux contribuait à la construction d’un espace public global? N’étaient-ils pas des laboratoires de l’inattention civile au sens d’Erving Goffmann, où se construisait une société monde? Des ébauches matérielles d’un contrat social à l’échelle planétaire? L’hygiénisme, la paranoïa sécuritaire, le consumérisme prônés dans les aéroports m’ennuyaient sans doute autant que lui, mais les questions que soulevaient ces aspects n’offraient-elles pas la base, justement, à l’invention de tout ce qui saurait les dépasser?
Je m’emballais. Il mangeait. Malgré ses airs de bonhomie, je m’attendais à ce que mon aîné de cinquante ans mette un terme à mon insistance d’un grognement pontifiant, mais il se contenta de hocher de la tête en signe d’approbation en découpant un mille-feuille. Sans me donner l’impression d’opérer une esquive, il précisa que son livre était vieux, déjà, et qu’il visait seulement à passer les lieux contemporains au crible d’une analyse ancrée dans son domaine avec toutes les limites que cela impliquait. Puis il m’avoua son étonnement à voir son livre servir de référence à tous les fâchés avec notre époque. Marc Augé, en bref, n’aurait jamais voulu créer un réquisitoire contre la surmodernité. Sa créature devenue autonome n’en sert pas moins d’animal de compagnie à des nostalgiques de tout bord.
« Ce qui est nouveau, ce n’est pas que le monde n’ait pas, ou peu, ou moins de sens, c’est que nous éprouvions explicitement et intensément le besoin quotidien de lui en donner un… le besoin de donner un sens au présent, sinon au passé, c’est la rançon de la surabondance événementielle qui correspond à une situation que nous pourrions dire de “surmodernité” » [Augé 1992, 41]
L’espace révélateur
Je repensai à son livre en attendant un vol pour Bruxelles. Je partais de Cointrin sur Genève. Le lieu s’illustre par l’un des halls d’entrée aéronavals les plus dénués de charme et d’humour architectural de la planète, dedans comme au-dehors. Seuls les aménagements d’EasyJet britanniques rivalisent en laideur avec ces routes organisées en boucles et croisements hystériques, ce chantier durable qui crache des passagers automobiles au bord d’un trottoir souterrain trop étroit. Ceux qui cherchent refuge à l’intérieur du bâtiment trouvent les reflets d’ascenseurs jaunes-oranges dans un marbre gris, des guichets de l’UBS et des rangées d’échoppes hors de prix d’un swiss-kitch obscène. Une porte circulaire pose un obstacle crétin aux valises à roulettes sur le chemin pédestre principal menant à la gare CFF. On s’entasse devant. Les nerveux se bousculent. Ceux qui la traversent enfin découvrent de l’autre côté des toilettes aux poignées déblocables seulement à l’aide d’une pièce de 1 Frs. Il serait en somme préférable que Cointrin fût un non-lieu, car toute structure spatiale est porteuse de sens et d’indices sur la civilisation qui l’avait conçue.
Dans les aéroports espagnols, par exemple, le roulement des valises sur le sol en lino profilé bat le rythme évocateur de milliers de castagnettes collectées dans une beatbox et les haut-parleurs du métro diffusent de la musique classique en continu. Dans ses villes hygiénistes, l’Europe punit les fumeurs dans les micro-enfers à peine plus grands qu’un cendrier de disco où les damnés de la nicotine se rôtissent les uns les autres en évitant de croiser leurs regards. Piloris vitrés. Hammams de la mort. Cointrin, il faut le lui laisser, bénit les tabagiques d’une fontaine verticale où l’eau défile le long de miroirs de fer, où ils peuvent dévisager à loisir leurs figures liquéfiées, au centre d’un salon spacieux dont l’air s’échappe dans trois charitables bouches d’aération. Dans les aéroports à la périphérie des réseaux nord-américains, le sol revêtu de moquettes profondes absorbe les paroles. On cultive la cosiness du chez soi, de la cabane de trappeur chauffée au feu de bois, où aucune prescription de goût du vieux monde n’empêche de mélanger le café sucré à la vanille ou à la cannelle. On s’enfonce dans les sièges rembourrés. Des officiers canadiens s’entretiennent débonnaires au sujet d’une tempête de neige. On grossit, puis on s’envole. Trois mille kilomètres plus loin, notre moutonnante moutonnaille avance au pas à travers les sas de sécurité des grandes portes d’entrée de l’Amérique: Chicago, Boston, New York, nous enlevons nos chaussures sous le regard des douaniers en surpoids morbide qui aboient des ordres en palpant nos corps. Dans le royaume du low-cost britannique, les soldats armés de mitraillettes surveillent les résignés de la malbouffe néon. Au bas de la pente spectaculaire de calcaire qui traverse la porte d’entrée de Tel-Aviv, mon ami au nom berbère subit cinq heures d’interrogatoire. L’horrible logique de génocide qui constitue l’âme d’Israël se perpétue dans les gestes de ses étudiants imberbes engagés à mi-temps, habilités à nous défaire de nos biens, de nos habits, de nos papiers d’identité dans les pièces d’examen dissimulées derrière les parois en guise de punition pour avoir refusé de répondre à leurs questions grossièrement intimes. Les lieux de passage du monde sont autant d’occasions pour les peuples d’exprimer leur rancœur à défaut d’être ceux de leur fierté. Ailleurs encore, le personnel de Narita nous apprend à nous rabattre sur côté gauche des escalators en mouvement afin que nos corps sachent se fondre plus loin dans le flux de la mégapole de Tokyo. Relayée par les haut-parleurs, la voix posée d’une otome invite les voyageurs en provenance d’Afrique de se présenter en quarantaine. Dōmo arigatō gozaimashita! Dōmotashimashite! À chacun sa croix. Le dragon électrique de Séoul m’accueille dans son corps délicat et me laisse rêver à d’autres possibles.
Le lieux de
Malgré la grande variété des configurations spatiales des aéroports, un type de lieu n’y manque jamais: le vocabulaire multiculturel désigne ces lieux par des appellations neutres comme « de prière » ou « de méditation ». Les voyageurs les boudent en règle générale, sauf crise, tels des accidents ou des conflits armés. On préfère les fumoirs.
Ces lieux m’avaient toujours intrigué sans que je prenne le temps, ou n’ose, m’y rendre; par superstition, sans doute ; même les agnostiques évitent de tenter le diable. En effet, le souci de s’écraser en avion préoccupe à des degrés divers en fonction des individus mais de se recueillir avant de s’envoler, voilà une façon bruyante d’attirer l’attention des démons des vents et des failles techniques.
Qu’à cela ne tienne, je décidai de m’y rendre, cette fois. Je montai l’escalier de Cointrin, traversai un long couloir pour trouver, discrètement aménagé derrière l’une des nombreuses portes, un lieu de culte insolite et somme toute réjouissant pour notre époque. Dans cette pièce tamisée à l’étage décorée avec la manière chiche d’une chapelle protestante, on trouve un présentoir avec la Bible, le Coran et la Torah. À droite, des tapis de prière en vrac sur un tréteau en bois. Sur le mur de gauche, une boussole pour indiquer la direction de la Mecque. À côté de l’entrée, face à l’autel, un banc. Trois religions du livre sur cinq mètres carrés. L’espace n’invite à rien à vrai dire mais offre une séduisante hypothèse.
« Dans les non-lieux de la surmodernité, il y a toujours une place spécifique (en vitrine, sur affiche, à droite de l’appareil, à gauche de l’autoroute) pour des « curiosités» présentées comme telles – des ananas de Côte-d’Ivoire, Venise, cité des Doges, la ville de Tanger, le site d’Alésia. Mais ils n’opèrent aucune synthèse, n’intègrent rien, autorisent seulement, le temps d’un parcours, la coexistence d’individualités distinctes, semblables et indifférentes les unes aux autres. Si les non-lieux sont l’espace de la surmodernité, celle-ci ne peut donc prétendre aux mêmes ambitions que la modernité. C’est à la façon d’une immense parenthèse que les non-lieux accueillent des individus chaque jour plus nombreux. » [Augé 1992, 139]
Architectures communautaires et communautaristes
Au retour, j’arrivai avec suffisamment d’avance pour avoir le temps de visiter l’espace aérosacré de Bruxelles. Je suivis l’icône d’humain agenouillé parmi autres bonhommes WC, ascenseur et lounge. À partir de là, il fallut monter un autre escalier – ce succédané de transcendance semble mise en ouvre dans tous les aéroports – puis marcher à travers un couloir décoré d’arbustes disposés le long des murs avec une régularité un tantinet maniaque. Je découvris non pas une, mais cinq pièces à prier.
1: Le micro-temple protestant
L’entrée donne sur un mur bombé qui se révèle, une fois contourné, comme un porte-bibles doublé de dispositif d’intimité acoustique: deux en un; l’économie de l’espace. Mur de fond en bois aussi, bombé dans l’autre sens. Les deux murs comme deux parties mi-ouvertes d’une coquille aéronavale; ou plutôt comme les parois de l’estomac de la baleine où Jonas regrette ses choix. Tapis mural aux improbables motifs pastel derrière l’autel vitré portant une table en bois clair et fleurs sèches. Spots halogènes. Trois chaises aux accoudoirs en bois et rembourrages en tissu bordeaux dignes des plus joyeuses salles d’attente de l’ange Dentiste.
2: Église orthodoxe à l’échelle de l’espace disponible
Tapis rouge. Lutrin présentant des images saintes. Quatre chaises murales en bois orné avec l’amour d’un autre monde. Royaume sculpté dans une coque de noix. L’iconostase ferme le fond du parallélépipède où tout ceci est confiné. Alors que la surface totale de cette pièce est la plus restreinte de toutes, un tiers est dédié à l’espace interdit où se jouent la passion du Christ et la présence du Gospodin. De part et d’autre de la porte qui t’arrête te font face Marie, l’Enfant, le Fils, Jean-Baptiste et la scène d’enseignement au Temple.
3: Micro-temple catholique
À peu près de même facture que la version protestante mais en plus figurative – crucifix et bon pasteur – tabernacle marqué d’une lumière rouge avec des hosties consacrées. Y a-t-il une architecture œcuménique?
4: Micro-synagogue
Soignée dans le détail, y compris une mezouzah en plastique sur la porte d’entrée. Le hekhal au fond qui abrite en principe les rouleaux de la Torah (je n’allai pas vérifier, ça va de soi), couvert d’une tapisserie bordeaux décorée de menorahs. Table de lecture. Deux bibliothèques. Plusieurs rangées de bancs. Mais ici comme dans les trois lieux précédents: pas un chat.
5: Enfin quelqu’un
Sauf la cinq! Un homme en cravate et chaussettes, adossé aux catelles du mur de la mosquée pour lire un magazine. Près de lui, ses affaires de voyage, une bouteille d’eau en PET, et un tapis de prière déplié un peu seul sur le grand sol bleu face au coin sud-est de la pièce, où le mihrab donne la quibla de la prière.
— Il a trouvé le bon plan dis-donc! pensai-je.
Allah rédempteur du jet-lag.
Je lui demandai son accord pour prendre une photo du lieu.
Pluralité et synthèses
Pour le touriste, l’aménagement bruxellois offre une expérience plus ludique que la chapelle triconfessionnelle de Cointrin, mais laisse songeur en raison du communautarisme sous-jacent à sa logique de séparation. Les fois humaines doivent-elles diverger en prise avec l’inquiétude suscitée par les crises du monde? Devons-nous prier nos dieux silencieux confinés dans la solitude de nos doutes? Quoi quoi qu’il en soit, l’endroit possède l’avantage de toute chose érigée, à savoir celui d’offrir la possibilité d’une interrogation sur ce que nous pourrions faire mieux ailleurs ou la prochaine fois. A-t-on prévu, par exemple, de consacrer d’autres pièces à Gaṇesh dans les aéroports indiens? Ou plutôt à Khali? Ou encore à Kṣitigarbha, dit Jizō au Japon, qui aide les âmes à traverser Sanzu-no-kawa, (le “fleuve des trois chemins”, Styx de l’Orient) et qui veille comme Hermès sur les croisements de routes et sur les voyageurs qui doivent choisir la leur? Les panthéons polythéistes déclinent à l’infini le problème des places respectives.
J’éprouvai l’envie de jalonner le monde à la recherche de solutions et découvris peu après qu’un autre s’était déjà intéressé au sujet. Entre 2009 et 2011, le photographe Andreas Duscha avait parcouru le réseau d’aéroports du monde pour prendre des images de plus de 150 espaces de prière. Je découvris son travail à Zurich dans le cadre d’une exposition consacrée à la construction culturelle de l’Europe; le contexte ne pouvait être plus pertinent. Parmi tous ses clichés, je préférai celui d’un tronc d’arbre reliant sol et plafond d’une pièce éclairée depuis le sol. Cette installation de l’aéroport de Munich délivre en effet l’idée de syncrétisme de tout empilage et la pousse, je crois, jusqu’à un degré d’abstraction digne de la simplicité des théories unificatrices de la physique. Car l’arbre est à la fois Kien-Mou (l’arbre dressé du centre monde chinois), Yggdrasil (l’Arbre Monde dans la mythologie nordique), Wacah Chan (l’arbre-monde des Mayas) ou Etz Chaim, l’arbre des alchimistes symbole de l’azoth, dont l’accomplissement n’est autre que la plénitude hakikat, dont l’ombre n’est autre que celle de l’arbre Boddhi couvrant le corps de l’éveillé. Tout arbre possède des racines secrètes et sa couronne se déploie dans l’au-delà. Il met en relation l’espace sous-terrain et le ciel: l’impénétrable et l’inatteignable. L’arbre est un être déployé dans deux sens, dont le plan de symétrie équivaut à notre habitat terrestre. Et nous, perdus dans le dédale des couloirs reliant les portes d’embarquement, cherchons la notre pour nous élever vers l’ailleurs, où d’autres humains attendent.

Il faut s’attendre à ce que les lieux de prière demeurent périphériques dans les aéroports du monde. La vocation première de ceux-ci, c’est de bonne guerre, est de plumer les passagers désœuvrés et sonnés par le décalage horaire. On continuera à confisquer les bouteilles d’eau pour en revendre dix mètres plus loin sous l’absurde prétexte de hi-jack liquide. On fera peur. On fera urgence. On harcèlera la foule à travers les étalages des duty-free, où les conjoints infidèles chiperont un cadeau de dernière minute pour le leurre ou la leur. Mais l’aéroport est un espace trop vaste, trop important pour notre époque pour que n’y émergent des hétérotopies, c’est-à-dire des lieux irrésolus. Les lieux para-sacrés mis à part, on y trouve des fumoirs, des prisons d’apatrides, des interrogatoires et des lounge business ou ces coulisses, encore, où se perdent les valises déposées sur les tapis roulants, là où le ventre mécanique du monde aérien digère le temps de ses esclaves. En eux sommeillera toujours cette question: celle qui se cache sous les ailes et qui montre son visage dans les eidolies. En repensant une dernière fois aux non-lieux, je biffe enfin l’aéroport de la liste des candidats au titre. Leurs espaces syncrétiques m’amènent même à penser qu’ils relèvent entièrement du lieu ethnologique au tout premier sens du terme.
Médiographie
[Pour citer ce texte: il a été publié ici dans sa première version: André Ourednik, 2016, “Dérives dans l’espace syncrétique: les aéroports et leurs lieux de prière” in État des non-lieux Archipel no. 38., Université de Lausanne.]
Augé, M. (1992). Non-Lieux: introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris: Seuil.
Duscha Andreas , MUC, Airport Munich Franz Josef Strauss Aus der 24-teiligen Serie «Places of Worship» (Orte der Andacht), 2009–2011 Leuchtkasten, 42,5 × 50 cm, Sammlung Lenikus, © Andreas Duscha
Debord, G. (1956). Théorie de la dérive. Les lèvres nues, (9).
Goffmann E. (1972). Relations in Public, Penguin, p. 385.
Freund, M. (2008, novembre 5). Ruhestätten in der Flughafenhektik. Consulté 26 janvier 2016, à l’adresse http://derstandard.at/1225359149554/Ruhestaetten-in-der-Flughafenhektik