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Les régions montagneuses de la Suisse, encore très approximativement cartographiées au début du 19e siècle, regroupent peu d’habitants qui votent pourtant, du moins en partie. 37% de la population en 2014 était dépourvue de ce droit, étant soit trop jeune, sous tutelle ou étrangère. Dans les deux tiers restants, deux Suisses sur cinq ont eux-mêmes renoncé à voter le 24 février 2014. En général, à peine plus d’un tiers des habitants du pays de la démocratie directe décide de son destin. La disproportion la plus forte apparaît cependant sur la carte.

Prenons l’exemple de Zwischenbergen. L’équivalent français du nom de cette commune serait Entremonts. Elle est la seule du canton du Valais située sur la crête sud des Alpes, c’est-à-dire du côté du bassin versant du Pô qui se jette dans la mer Adriatique et dont l’un des affluents, la rivière Diveria, traverse le chef-lieu Gondo. En 2000, Diveria déborda, emportant dans un glissement de terrain une partie des maisons de Gondo et 14 habitants. Il restait 89 âmes à Zwischenbergen en 2014, dont 11 mineurs. La majorité d’hommes suisses de Zwischenbergen avaient alors entre 18 et 60 ans. La majorité de femmes entre 40 et 80 ans. Plusieurs études focalisées sur le tiers monde mettent en relation le manque de femmes célibataires par homme et l’émergence d’une violence à l’égard d’autrui. Les « fils surnuméraires en colère » saisiraient dans ces cas une des idéologies du moment — le fascisme, le wahhabisme, la conquête coloniale, rancunes séculaires entre nations au nom des torts passés… — pour rendre cette violence compatible avec leurs valeurs morales, ou plutôt pour rendre ces valeurs compatibles avec leur violence[i]. L’astuce consiste toujours à choisir un groupe humain cible que l’idéologie exclut de la communauté et qu’il n’est dès lors plus grave de malmener. Juifs, infidèles, Indios, Tutsis… Plus d’une moitié des jeunes femmes de la commune suisse de Zwischenbergen était des étrangères.

Il y avait en tout 21 étrangers à Zwischenbergen en 2014, moitié femmes, moitié hommes. Les étrangers de Zwischenbergen ne prirent pas part au référendum helvétique du 24 février 2014. Toutes les civilisations se débrouillent pour écarter une part de leurs membres du droit politique : généralement ceux destinés à jouer un rôle nécessaire au fonctionnement de la civilisation mais délétères pour eux-mêmes en termes de qualité et d’espérance de vie. Les laisser voter reviendrait à s’exposer à la possibilité d’un changement politique de leur condition. Il y eut des esclaves et des serfs. Le concept du 21e siècle est celui des étrangers et des migrants. La mobilité globale jette chaque année des millions d’hommes et de femmes sur le paillasson cartographique du non-droit. Pour perdre vos avantages de citoyen, il suffit d’aménager dans une zone de la carte où vous n’êtes pas né.

Le 24 février 2014, donc, les 61 Zwischenbergois dotés de droits politiques déposèrent 41 bulletins valides, dont 32 en faveur de l’initiative populaire « contre l’immigration de masse ». L’initiative prévoyait entre autres d’interdire le regroupement familial permettant aux conjoints des étrangers de les rejoindre en Suisse. Près de la moitié des résidents de la commune participèrent à ce vote. L’opinion issue des urnes de Zwichenberg refléta ainsi bien mieux celle de sa population que celle de Leysin, par exemple, où 678 électeurs s’exprimèrent au nom de 4384 habitants. Seuls 41% d’entre eux, dit en passant, adoptèrent l’initiative. Pour une vue d’ensemble, définissons un indicateur de la qualité de la représentation politique Q d’une commune comme le nombre de bulletins de vote validés par habitant. Parce que les rochers et les végétaux ne votent pas, rapportons cet indicateur sur une carte ne montrant que des zones habitées du pays.

vote5800_contre_immigration_Q_surfaceMis à part Leysin, indice Q minimum, Zurich, Lausanne, Genève, Bâle présentent aussi des indices faibles. Peu d’habitants des villes prennent le temps de voter et leur taux d’étrangers élevé affaiblit encore le degré de représentation. Ces villes sont très peuplées par contre, et là surgit un autre problème de la carte politique. En effet, à représenter les votes sur une carte topographique comme dans ma première image de la Suisse, on ne laisse point voter des électeurs mais des kilomètres carrés. Autant donner une voix à la forêt domaniale du Galm, dans l’ordre d’idées d’une écologie profonde proposant d’offrir des droits politiques à des sujet animaux et végétaux, voire à des écosystèmes entiers.

L’effet de ce biais est que, sur une carte classique comme ma première image, un habitant de Zwischenbergen est représenté par 6764m2, alors qu’un lucernois ne s’en voit octroyer que 341 pour porter sa voix sur le papier d’une carte. Quelle que soit l’échelle de celle-ci, et indépendamment d’ailleurs de la différence en termes de l’indice Q déjà défavorable à Lucerne, la voix d’un Zwischenbergois est vingt fois plus visible. Nous pouvons mesurer le degré de la représentation cartographique par un autre indice — nommons le R — comme l’aire octroyée à chaque habitant d’une commune sur la surface de la carte qui la représente. Pour remédier au biais de perception induit par les grands écarts de R, il faut adapter la taille des communes sur la carte à leurs populations. Une simple multiplication livre un indice général de la qualité de la représentation de l’opinion d’une personne sur une carte

QR = (aire × bulletins) / résidents2

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De toute évidence, les vallées périphériques sont surreprésentées dans la plupart des cartes publiées dans les médias suisses, au détriment des villes qui subissent le double biais d’un taux de représentation faible aux urnes et sur la surface de la carte. L’opinion des Lucernois, par exemple, paraît quasi inexistante alors que trois quarts d’entre eux avaient rejeté l’initiative sur l’immigration acceptée par le pays dans son ensemble. Les Suisses alémaniques en général furent en outre décriés par pour avoir accepté une initiative inacceptable aux yeux des Suisses romands. De fait, elle était pareillement inacceptable aux yeux des urbains alémaniques. Seule la carte topographique donne l’impression d’une opposition visuelle entre les régions linguistiques là où il y a en fait une opposition de visions du monde entre les villes et leurs périphéries. Le seul avantage de la carte classique est de montrer une excellente corrélation entre la place dont un individu dispose pour vivre et s’exprimer et son taux de rejet des étrangers : paradoxe ironique, car l’un des arguments principaux contre l’immigration en Suisse est… le manque de place.

Les Suisses auront l’occasion de revoter sur la question de « l’immigration de masse » le 29 février 2016. Sauront-ils davantage représenter l’opinion de l’ensemble des habitants du pays ?

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[i] cf. e.g. Heinsohn, G. (2006). Söhne und Weltmacht: Terror im Aufstieg und Fall der Nationen. Zürich: Orell Fuessli; Anonyme (2016, 23 janvier). Of men and mayhem.. The Economist.

Crédits: le fond de carte des espaces habités des communes suisses utilisé dans la seconde image et ayant servi de base aux cartogrammes du présent article a été réalisé par Ogier Maitre, Laboratoire Chôros, EPFL, 2015.

PS:

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