Nous croyions tous halluciner en entendant hier, 8 janvier, le président élu des États-Unis insinuer une invasion militaire du Canada et du Groenland. En guise d’analyse, tout ce que j’ai lu et entendu dans la presse du jour se résumait à théoriser que Trump était un “cowboy joueur de poker”, sans creuser à quoi on jouait vraiment. Plutôt maigre. Dire que Trump est un psychopathe n’a plus rien d’un scoop, même si The Guardian semble n’avoir plus que ça à dire. Bref, la question m’a suffisamment taraudé pour dénicher en vitesse quelques éléments d’explication à la portée d’un géographe. Je ne m’attarderai pas sur les questions de taxes douanières. Je le complèterai peut-être au fur et à mesure.
Catastrophe et joie des opportunistes
Avant toute chose, considérons l’ironie du contexte. La banquise arctique fond rapidement en raison du changement climatique anthropogène, dont les USA ont été premier responsable jusqu’au milieu des années 2000, si l’on compare par pays. À l’échelle des individus, il faut pondérer. Les résidants de la côte ouest du Golfe persique et les Canadiens (oui), précèdent les Américains en termes de responsabilité individuelle, eux-mêmes suivis de près par les Australiens et par les Russes. Pour ce que valent de telles comparaisons dans une économie globalisée, où les biens dont la production génère des émissions de CO2 en Asie sont surtout consommés en Occident.
En raison de la catastrophe qui nous concerne tous, et que les trumpistes refusent d’éviter, de nouveaux passages maritimes et de nouveaux accès à des ressources naturelles s’ouvrent, et suscitent les convoitises. Depuis l’éon archéen, la vie crée les conditions de son existence en transformant l’atmosphère terrestre. La névrose d’une espèce vivante s’applique désormais à détruire le résultat de cet effort.
Routes maritimes
Mais tournons-nous au vers le spécimen de notre espèce dont il est question ici. Un premier enjeu, pour le belliqueux Trump, serait de mettre de la pression avant de renégocier la législation autour des routes maritimes du passage Nord-Ouest avec le Canada. En effet:
“La fonte des glaces [liée au changement climatique], facilite progressivement la navigation dans l’océan Arctique. Si la route sibérienne, dite passage du Nord-Est, est déjà en partie exploitée, il n’en est pas de même de la route canadienne, dite passage du Nord-Ouest. […] Le régime juridique des espaces maritimes qui le composent – et donc de la navigation dans ces eaux – fait l’objet d’incertitudes, notamment entre le Canada et les États-Unis. […] Le Canada estime disposer du droit d’autoriser l’accès à ses eaux intérieures et de subordonner celui-ci à certaines conditions. Mais un certain nombre d’Etats (pays européens, Chine, États-Unis, etc.) soutiennent que ce passage aurait en fait le statut de détroit servant à la navigation internationale. […] Les États-Unis ont toujours marqué une opposition profonde aux revendications de souveraineté sur les passages maritimes stratégiques…” (CESM, 25 avril 2024)
Parler ouvertement d’invasion militaire dans ce cadre reste une première choquante. Nous avons bien sûr des précédents. La guerre du Golfe de 1990-1991, présentée comme une réponse à l’invasion du Koweït par l’Irak et une défense du droit international, était bien sûr étroitement liée aux intérêts d’approvisionnement américain en pétrole. À ce jour, les menaces américaines contre l’Iran – sous prétention de souci pour la prolifération nucléaire à la sécurité régionale – voilent les mêmes considérations. Nous le savons et nous avons l’habitude.
Mais jamais, depuis l’ouverture forcée des ports japonais aux navires marchands par le Commodore Perry en 1883, les É.-U. n’ont menacé un pays de guerre pour une raison ouvertement commerciale.
Même dans la guerre contre l’Espagne (1898), les É.-U. faisaient déjà mine de venir en aide à la révolution cubaine, même s’ils se battait surtout pour leurs plantations de canne à sucre. Les tabloïdes américains se surpassaient alors en diabolisation des Espagnols pour mieux vendre leurs tirages. Guerre philanthropique et cirque médiatique, en somme, une recette que les USA n’auront plus lâchée, jusqu’à la semaine passée, donc. Voilà que le nouveau caniche souffleur de Trump (Musk) menace d’envahir même la Grande-Bretagne.
Terres rares et autres
Du côté groenlandais, il y a l’intérêt des ressources minières. La glace qui a longtemps protégé le sol de l’île est en train de fondre et excite les extractivistes: cuivre, zinc, titane, diamant, or, uranium et hydrocarbures (Olivier Wurldo, Tribune de Genève, 2018). Le pays possède aussi plusieurs grands gisements de terres rares, dont les plus importants dans des intrusions peralcalines dans le sud, de carbonatites sur la côte ouest, ainsi qu’une intrusion alcaline et un gisement de paléoplacers dans l’est. On parle arfvedsonite, eudialyte, sodalite… (eurarare.org)
Même les milliardaires américains Jeff Bezos et Bill Gates s’y intéressent. KoBold Metals, l’entreprise dont ils sont actionnaires et qui utilise l’intelligence artificielle pour explorer de nouveaux gisements, a lancé, en mars, ses premiers forages près de la baie de Disko, dans le sud-ouest du pays, afin d’y prospecter du nickel, du cuivre et du cobalt. (Julien Bouissou, Le Monde, 28 juillet 2022).
Voilà qui jette plus de lumière sur les menaces trumpistes, comme sur la nouvelle attitude de lèche-bottes des milliardaires de la tech à l’égard du personnage et de sa progéniture. La Silicon Valley ne peut pas “croître” en étendant son capitalisme de surveillance sans ces éléments. Sans doute y a-t-il, parmi eux, aussi qui espèrent vraiment se réfugier dans quelques bunkers groenlandais le “jour où ça va péter”, comme le relate superbement Denis Rushkoff dans don livre The Survival of the Richest: Escape Fantaisies of Tech Billionaires. Désagréablement pour eux, pour l’instant, les ressources du Groenland semblent essentiellement exploitées par l’UE, l’Australie et la Chine. Le Canada, de son côté, ouvrait un consulat à Nuuk en décembre 2024, avec les félicitations de Greenland Resource, Inc.
This follows the new Canadian Arctic Foreign Policy Framework to protect, together with its allies, the economic and military challenges including mineral resources security supply in the Arctic. (The Globe and Mail, 6 décembre 2024)
En variant l’échelle d’observation, en effet, les pays atlantiques pourraient se focaliser sur d’autres soucis, nos envahissants voisins russes n’étant jamais très loin. Les revendications territoriales russes dans les eaux arctiques poseront d’ailleurs de nouvelles questions si la banquise fond complètement et que s’ouvre une “route transpolaire” et un accès à la Dorsale de Lomonossov.
Un choix d’images
Le géographe intéressé aux représentations de l’espace et de sa construction est enfin sensible au choix des images. Notamment celle de la statue de Hans Egede à Nuuk, devant laquelle Trump Jr. se filme ostensiblement, en déclarant que “tout [au Groenland] a commencé avec cet homme”. Une négation évidente des civilisations Dorset, Thulé, puis Inuit qui peuplent l’île depuis des milliers d’années. Nous sommes dans la droite lignée du dédain notoire des trumpistes à l’encontre des peuples autochtones. Hans Egede était un missionnaire du 18e siècle qui s’est efforcé de convertir les Inuit au christianisme luthérien en préparant une colonisation danoise…
Contrairement à Jr., cela dit, l’érudit Egede avait au moins commencé par apprendre la langue kalaallisut, et aurait même adapté la prière du soir aux conditions locales pauvres en blé, en proposant “merci, Dieu, pour notre phoque quotidien” :-)
La fabrication d’un territoire discursif
Il faut tout de même reconnaître une dose de génie politique du clan trumpiste dans l’art de créer un terrain de confrontation à son avantage. Toute sa campagne électorale s’est construite sur la mise en avant de sujets absurdes, que les médias pourtant opposés au trumpisme, et sérieux en d’autres matières, n’ont pas su ignorer: les pommeaux de douche, les moulins à vent, les cannibales mangeurs de chiens et chats… En manque d’inspiration, ou soucieuses de leurs tirages, les rédactions du monde entier ont offert autant de plateformes au personnage qui a su en profiter pour monopoliser la parole publique et se faire élire.
Dans le cas de déclarations belliqueuses, aussi, Mediapart titre encore aujourd’hui “Donald Trump dessine les contours d’un nouvel impérialisme états-unien” (Romain Godin, 8 janvier 2025). Il y aurait moyen de faire moins sensationnaliste. Pour tout avouer, j’ai aussi trouvé intelligente, sur le moment, la réaction d’Olaf Scholz faite au nom de l’UE, “Das Prinzip der Unverletzlichkeit von Grenzen gilt für jedes Land – egal ob es im Osten von uns liegt oder im Westen [Le principe de l’inviolabilité des frontières s’applique à tout pays, qu’il soit situé à l’est ou à l’ouest] ” (Tagesschau, 8.5.2025). Elle l’est dans la mesure où cette mise sur plan d’égalité des USA et de la Russie devant les lois internationales permet de rappeler à l’audience de Poutine que son invasion de l’Ukraine ne l’oppose pas à l’OTAN, mais à précisément à ces lois. Mais sauter ainsi, à pieds joints, dans la rhétorique absurde de l’expansion territoriale des USA ne participe une nouvelle fois qu’à la construction d’un terrain discursif à l’avantage des trumpistes. Avec le recul, j’aurais préféré que Scholz adresse directement les contentieux économiques entre USA, Canada, Groenland et Europe, en rappelant au bonhomme Trump qu’on le voit bien venir et qu’il existe, dans le monde civilisé, d’autres manières de discuter. C’est à peu près, d’ailleurs, ce que lui a fait savoir le Premier ministre canadien (Mohammed Tawfeeq, CNN, 9.1.2025).