Le Zeppelinfiel éclairé la nuit, lors du “congrès de 1936”. Bundesarchiv, image 183-1982-1130-502 / CC-BY-SA 3.0

Le spectacle est un oubli du corps ; l’amnésie de son état situé dans la matière qui l’environne. Le spectacle est une évidence qui s’impose aux sens ; un rassemblement muet dans une mythologie commune. Tout, dans le spectacle, est édifié afin que tu oublies que tu as affaire à lui, ainsi qu’à toi-même. Le spectacle dissout l’ici et le maintenant.

L’oubli du spectacle est féroce. Il met debout, fascine et fomente la férocité d’un rassemblement de masse. Étant dominant, il t’embarque dans un projet de domination. Sa narration est totalisante. Son public est de tous ceux qui aiment qu’on leur raconte une histoire. Les regards se tournent dans une direction commune et vouent les environs à l’obscurité. Un multiplex n’a rien à envier au Champ Zeppelin.

Le premier drive-in à Camden (New Jersey), 1933.
Capture d’écran, “Le piège des Kim“, Anthony Dufour, Minju Song, ARTE, 2017.

Échapper au spectacle

Échapper au spectacle demande de retrouver le regard circulaire, de prendre conscience du dispositif. Nous l’avons tenté au cinéma d’art & essai Bellevaux, en mettant en scène mon roman Omniscience. Ce dernier suit les errances d’un plongeur dans la mémoire collective matérialisée dans un bassin liquide. Les habitants du bassin s’adressent aux présents : une reine sumérienne avec la bouche pleine de sable, un algorithme d’indexation incarné ; un boucher chamane ; un résident de la station orbitale de Stanford qui décrit l’éternel retour du confort suburbain à dix mille kilomètres du sol.

La vue et la respiration

Pour échapper au spectacle à l’aide d’une salle de cinéma, il faut d’abord restituer ses dimensions. Nous installons un diffuseur de fumée devant l’écran. La fumée semble projetée dans un premier temps, avant de se propager dans l’ensemble de la salle, mettent en évidence son volume. Les présents progressivement enveloppés appréhendent l’espace environnant. Le texte projeté se répartit sur plusieurs couches translucides et devient un éclairage omniprésent et diffus. Quand on n’y voit plus rien, l’image entre par les narines.

La présence de l’appareil

L’étape suivante consiste à renoncer au contrôle du contenu projeté. Gwanaël Grossfeld branche la sortie audio de la table de mixage sur l’entrée vidéo d’un vidéoprojecteur tri-tube. Quelques corrélations approximatives entre l’image et la configuration de l’égaliseur du son peuvent être établis ; au-delà : l’aléatoire, la serendipity. L’appareil contrôlé, investi d’un précision digitale, est un outil de domination du réel, la mise en forme d’une certitude. L’appareil hors contrôle est un acteur du réel, la matérialisation d’une question, corps mystérieux parmi les corps des présents. 

Réglages d’un vidéoprojecteur tri-tube

L’espace sonore

Le son, diffusé en quadriphonie, complète la perception de l’espace. Par son emplacement dans la salle, le présent – non pas le spectateur, le présentdécide de sa qualité par le choix du siège. Personne n’entend exactement la même bande sonore que son voisin. Les changements de place, les postures, les déplacements subtils de la tête, altèrent l’expérience. Le volume augmentant jusqu’à la saturation, jusqu’au point de l’oppression, œuvre contre l’oubli du corps.

Tous les sens exacerbent la conscience d’être ici, maintenant, dans cette salle, exposé au spectacle qui, par cette conscience, cesse d’en être un. Le roman, quant à lui, n’a jamais eu pour vocation première de raconter une histoire.

« Nous », dans le présent texte, se réfère à Gwenaël Grossfeld (scénographie, vidéo, son), Claire Deutsch (lecture) et moi-même (texte, lecture).

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