Le Livre sur les quais, samedi 7 août 2019.

Livre sur les quais, Morges, 2019, yourte

Avant de vous présenter le livre Hypertopie, et la traduction d’icelui dans une performance sonore conduite par Gwenaël Grossfeld, disons quelques mots sur le lieu où vous vous trouvez, étant donné qu’il y un lien entre ce lieu et notre performance. Car l’utopie, comme l’hypertopie sont des manières d’habiter l’espace. La yourte où nous nous trouvons est, elle aussi, une manière très particulière d’habiter l’espace.

Les plus anciennes traces de yourtes remontent à la culture Andronovo, qui s’étendait sur un très grand territoire de la Sibérie méridionale, à l’est de la mer Caspienne il y a 4000 ans (1800 à 1200 av. l’ère commune). Ce peuple de nomades pratiquait la transhumance avec son bétail, parce que les pâturages ne suffisaient pas à nourrir le bétail sur de longues périodes. Il s’est développé longtemps après les premières cultures urbaines ; les villes mésopotamiennes d’Ur et Uruk toutes proches existaient déjà 1000 ans plus tôt. Les Andronoviens étaient de très bons éleveurs de chevaux et ils maîtrisaient la métallurgie et la poterie. Ils en faisaient commerce avec les grandes villes de la civilisation de l’Oxus, qui habitait une région où, topographiquement, s’étend le Turkménistan contemporain.

Livre sur les quais, Morges, 2019, yourte

L’important, dans cette évocation, est que deux modèles de société, deux formes d’utopies, ont coexisté depuis le début de l’histoire : l’une essaie de maîtriser un espace à partir d’un centre, l’autre traverse l’espace. Il y a toujours eu une tension entre les deux : entre ceux qui « sont quelque part » et ceux qui sont « nulle part et partout à la fois ». Les anciens Chinois méprisaient les Mongols qui ont hérité de la yourte des Andronoviens car ils ne bâtissaient rient. Les Mongoles méprisaient les Chinois parce qu’ils trouvaient que bâtir pour se figer dans un endroit était un travail d’esclaves. Les Chinois se sont protégés des chevaux mongols en construisant leur mur. Les Mongoles ont mis l’Eurasie à feu et à sang au 13e siècle. Les nomades n’ont jamais été pacifiques.

Nous voilà dans une yourte qui a fait leur force.

Un mot sur la yourte elle-même, encore. La yourte, traditionnellement, structure l’espace : la porte d’une yourte donne toujours sur le sud, en direction du soleil. À l’ouest se placent les hommes, à l’est les femmes ; les ancêtres ont le droit de s’asseoir face à la porte – évidemment, il serait absurde de se soumettre à une tradition à laquelle rien ne nous attache; rien pendant cette performance, ne nous oblige à nous répartir de cette manière, vous vous asseyez comme vous voulez. Au nord de la yourte, on conserve les valeurs, au sens à la fois pécuniaire et métaphysique du terme : on y trouve les photographies des ancêtres, des objets religieux. L’autel chamanique se trouve aussi au nord, en guise d’une autre porte, peut-être : la porte vers un espace spirituel, la porte infranchissable donnant sur l’espace du mythe.

Il y a deux ans, j’ai voyagé en Mongolie ; j’ai vu que certains avaient remplacé l’autel chamanique par une télévision. J’ai trouvé le geste parlant : peut-être avons-nous, partout, remplacé nos ailleurs imaginaires par une obsession par l’information. Nous avons remplacé notre accès à la fantaisie par un accès à l’information qui nous arrive en flux continu : c’est ainsi que l’hypertopie a remplacé l’utopie.

J’en dirai plus sur ces deux mots, plus tard. Mais racontons-le sous la forme d’une histoire.

Livre sur les quais, Morges, 2019, yourte

Pour commencer par une histoire

Mon histoire commence à la fin du 15e siècle, au mois de juillet 1499, avec un homme du nom de Desiderius Érasme de Rotterdam. Érasme embarque sur un bateau dans le port d’Anvers. Il se rend en Angleterre pour la première fois de sa vie. Il est invité par un ancien élève qu’il a convaincu d’épouser la fille d’un lord anglais. À présent, on l’invite donc dans la maison du beau-père. Sur place, il passe son temps à chasser à courre et à apprendre les bonnes manières. Au bout d’une semaine, il s’ennuie, quand un adolescent frappe à sa porte et lui dit :

— Allons dans le village voisin, ça nous changera.

Cet adolescent se présente comme Thomas More. Érasme le suit. Thomas plaisante en latin, les deux hommes rigolent, ils débattent passionnément. Quand ils arrivent au village voisin, Érasme découvre qu’on l’amène voir le roi. Il se retrouve soudain à genoux, côte à côte avec Thomas, devant un enfant de neuf ans en chaussons blancs, coiffé d’un chapeau rouge. Cet enfant n’est autre que Henri VIII, l’héritier du trône d’Angleterre.

Érasme part pour Oxford au bout de quelques mois, il s’endette un peu, puis il redescend en France. Il marche jusqu’à Paris à travers des paysages enneigés. Dès sa première lettre à son nouvel ami, il s’adresse déjà au « plus tendre Thomas ».

Dix ans plus tard, Érasme dédie à Thomas un livre qui s’appelle l’Éloge de la folie. Et Thomas More lui répond quelques années plus tard en lui dédiant un autre livre, qu’il surnomme cette fois l’Éloge de la sagesse, dans une lettre à l’attention de son ami. Le titre final du livre, que l’histoire retiendra est « Utopia ». Pour ceux qui ne le connaîtraient pas : Utopie parle d’une péninsule fictive des Amériques. Un certain roi Utopus aurait conquis cette péninsule et fait creuser un canal de 25 km de large pour en faire une île en l’isolant du continent. C’est comme ça que le roi Utopus fonde son État idéal, qu’il baptise Utopia et qu’il aménage avec une rigueur mathématique appliquée aussi bien à son architecture qu’à sa morale. Thomas More décrit en détail cette société parfaite, juste et psychorigide, qui deviendra l’archétype de toutes les utopies à venir.

L’utopie était le meilleur des lieux. Le lieu qui n’existe nulle part. Le topos de tous les beaux discours.

Thomas se marie deux fois. Il a des enfants. Érasme a ses livres…. qu’il adore les jusqu’à l’obsession. Érasme se passionne même pour la typographie, au point de s’installer chez son imprimeur à Bâle.

Mais à l’âge de cinquante ans, Thomas fâche la nouvelle épouse de Henri VIII en refusant d’assister à son couronnement. Les soldats du roi – les soldats donc, de l’enfant-roi qu’Érasme et Thomas avaient rencontré dans un village anglais 30 ans plus tôt – ces soldats emprisonnent Thomas dans une tour en avril 1534. Érasme ne l’apprend qu’en mai par l’intermédiaire d’un ami. Suivent quinze mois d’angoisse. Le 6 juillet de l’année suivante, on lui coupe la tête et on l’expose au bout d’un pieu sur le Pont de Londres. Une lettre l’apprend à Érasme, qui refuse d’abord d’y croire. Tombé malade, Érasme décède dans l’année à l’âge de soixante-dix ans.

Deux concepts

Depuis la mort de Thomas More, des siècles d’eau ont coulé sous les ponts de la Tamise. On a tellement parlé d’utopie qu’elle a cessé d’être une île. Aujourd’hui, le sens du mot a changé. On dit « utopie » surtout pour parler non pas d’un lieu autre, mais d’un futur possible mais improbable, souvent d’ailleurs pour disqualifier toute proposition alternative en la traitant d’« utopique ».

L’utopie passée

Dans l’essai Hypertopie, je généralise le sens du mot, pour montrer que le mot « utopie » peut désigner un grand nombre de réalités. Cela en exposant d’abord d’autres utopies, des utopies plus tenaces, qui s’orientent, elles, plutôt vers le passé : je pense par exemple à l’utopie du « homo helveticus » qui voudrait qu’il y ait des ancêtres de tous les Suisses qui auraient vécu en ces lieux, là où nous sommes, il y a 22’000 ans déjà. Bien sûr, les scientifiques ont discrédité cette utopie du homo helveticus adepuis cent ans, mais quand vous lisez des articles de paléontologie qui paraissent encore, on vous parlera quand même encore de silex taillés suisses, ou de « dinosaures mongols ». D’un coup, on se met à s’imaginer des yourtes en peau de dinosaures. Tout pourrait être anodin si cela n’attestait pas d’une incapacité de penser un monde radicalement différent, un monde où tous nos repères auraient disparu.

L’utopie nostalgique

Si les « dinosaures mongols » font sourire, l’utopie nostalgique devient plus grave lorsque l’on parle de « la Crimée russe », la « grande Hongrie », de la « pierre de Rosette égyptienne », ou du « Temple de Salomon » qu’il faudrait reconstruire sur l’Esplanade des mosquées. Les utopies orientées vers le passé essaient de ressusciter des objets ou des territoires qu’il faudrait restituer à leurs propriétaires légitimes. Elles sont autant de projections de problématiques contemporaines dans des territoires passés, dans des territoires utopiques qui n’offrent que des réponses anachroniques à nos questions. Ces utopies nostalgiques sont le terreau d’idéologies identitaires qu’il est aujourd’hui important de déconstruire.

Pourquoi l’hypertopie ?

Vous vous demandez forcément pourquoi cette performance ne s’appelle donc pas « utopie » mais « hypertopie » ?

Revenons, pour l’expliquer à ce que j’ai dit un peu plus tôt : que nous avons remplacé nos utopies par une obsession de l’information, que nous avons remplacé notre accès l’imaginaire et à la fantaisie par un accès à l’information qui nous arrive en flux continu : c’est ainsi que l’hypertopie a remplacé l’utopie.

L’hypertopie est un mot que j’ai fabriqué à partir de deux termes grecs : topos : le lieu et le préfixe hyper– qui signifie au-delà de soi-même, plus que soi-même. L’hypertopie est un super-lieu au même sens où l’utopie est un non-lieu.

Je postule que l’hypertopie a remplacé les utopies dans notre monde. Le mot « hypertopie » décrit notamment la situation humaine à l’ère d’Internet et des big data.

En effet, l’ici et maintenant, dans lequel chacun vit, est doublement surchargé. D’une part, les moyens de stockage et de diffusion d’information contemporains font qu’il est de plus en plus difficile d’oublier nos actes passés – nos photos d’il y a dix ans, nos dossiers administratifs digitalisés, nos anciens posts Facebook, nos likes Instagram, l’historique de nos recherches Google restent parfois indéfiniment ; il est difficile de se défaire d’une part de soi-même, de s’oublier un peu pour devenir quelqu’un d’autre, sans que l’on nous rappelle qui on était, images à l’appui.

En regardant vers le futur, d’autre part, nous sommes excédés par la quantité de choix. Par exemple, s’il était d’usage de se remettre en grande partie au hasard pour trouver un hôtel, choisir un livre ou faire une rencontre amoureuse, il est aujourd’hui établi de comparer des centaines de profils Booking, Amazon, Tinder pour faire un choix définitif ; au résultat, nous errons, de plus en plus incapables de nous arrêter, ou simplement incapables d’être dans le moment présent sans nous préoccuper à l’idée qu’il y aurait mieux, un peu mieux, ailleurs.

Au fond, nous n’agissons plus vraiment. Nous passons notre temps à énumérer nos options.

L’hypertopie, c’est l’instant où notre environnement immédiat excède nos capacités cognitives. Et notre environnement immédiat, désormais, s’étend au monde entier. Le monde entier qui nous inonde en se déversant du robinet des médias et des réseaux sociaux.

L’incertitude et le besoin du maître narrateur

Face à cela, face à l’hypertopie, nous voilà soit hyperactifs, soit, bien plus souvent, pétrifiés et indécis. Cette indécision et cette incertitude font peur. Elles engendrent forcément des réactions de repli. L’hypertopie fait naître des nostalgies identitaires, elle fait naître des utopies régressives.

En dernière conséquence, l’état de stupéfaction qu’engendre l’hypertopie conduit parfois l’individu à chercher des « figures fortes » pour le guider à travers la complexité des possibles. En d’autres mots, on cherche quelqu’un capable de prendre les décisions à notre place.

C’est un phénomène mondial. Une étude récente montrait que 32 % des Américains sont aujourd’hui en faveur d’un « dirigeant fort qui n’a pas à se soucier du parlement ou des élections ». En France, cette proportion a évolué d’un quart à la moitié de la population depuis l’an 2000. Si, dans les années 1930, deux tiers des jeunes adultes pensaient essentiel de vivre dans une démocratie, moins d’un tiers en sont encore convaincus.

En bref, si nous voulons éviter le retour à la dictature, il nous faut apprendre à vivre dans l’hypertopie.

Un nouveau modèle

Et la seule façon de vivre avec ça, je pense, est d’avoir des modèles qui nous permettent d’imaginer que le monde ne va pas nous tomber sur la tête même si nous n’en maîtrisons qu’une infime partie. Il nous faut urgemment de nouveaux modèles pour penser notre vivre ensemble, en redonnant à chacun la confiance dans ses propres choix, et la juste mesure de l’impact de ces choix sur le monde.

En conclusion du livre Hypertopie, j’esquisse un de ces modèles, inspiré par la théorie des systèmes émergents et par les modèles mathématiques « basés acteurs ». Expliquer mieux ces systèmes serait trop long, ici, dans le temps qui nous est imparti. Disons juste que ces modèles mathématiques prouvent qu’il n’y a besoin ni d’un dirigeant fort, ni de l’omniscience de tous les individus pour qu’on ordre viable et pérenne émerge dans l’univers et dans notre monde humain.

Mon intuition est la suivante : nous devons réapprendre à agir sans avoir une conscience de tout, sans nous sentir opprimés par l’injonction à l’omniscience ; ce n’est pas de tout savoir qui nous autorise chacun de nous à agir et à émettre des idées. Ce qui nous autorise, chacun et chacune, ce qui nous légitime à agir, est notre itinéraire singulier dans ce monde, dans cette vie. Nos propositions pour le futur tiennent leur légitimité de cet itinéraire singulier.

Bien sûr, cela ne marcherait pas si nous étions seuls, mais les autres interviennent en ce point précis. Les autres qui étendent notre liberté de penser et d’agir dans l’infini.

Voici l’image que je propose : voir l’univers comme un énorme bassin de choses possibles, un énorme bassin de faits (au sens de facts [angl] Tatsachen [all.]). À l’intérieur de ce bassin de faits, chaque humain tisse son fil narratif. Mais ces fils se croisent. En croisant autrui, le fil de notre expérience s’entretisse avec celui d’une autre personne. À l’échelle de l’humanité, cela constitue une immense étoffe qui flotte dans le bassin infini des faits. J’aimerais proposer cette étoffe flottante est un modèle de la conscience humaine à l’échelle planétaire.

L’expérience

Dans la performance, donc, que nous allons écouter à présent, nous avons voulu donner une forme auditive à cette image. Initialement, nous avons demandé à une vingtaine de personnes de déployer leur fil de pensée utopique.

Nous leur avons posé 3 questions.

1. Qu’est-ce que te révolte le plus dans le monde contemporain.

2. Comment voudrais-tu le changer ?

3. Par où commencer ?

Ces réponses, vous pouvez les entendre dans un enregistrement accessible en ligne. Mais ici, nous voudrions vous demander de vous prêter à l’exercice vous-mêmes. Vous allez être immergés dans un environnement sonore intense, que vous pouvez interpréter comme un modèle du bassin des choses possibles qui représente l’univers. Il est possible que le son vous immerge dans un état de transe. Chacun pour soi, on vous invite à penser à ces trois questions :

1. Qu’est-ce que te révolte le plus dans le monde contemporain.

2. Comment voudrais-tu le changer ?

3. Par où commencer ?

Un enregistrement

La partie sonore de la performance, réalisée en quadriphonie par Gwenaël Grossfeld n’est pas transmissible. Imaginez entendre d’abord une mélodie abstraite, l’esquisse d’une narration auditive, bientôt rejointe par d’autres : ou est-ce l’hallucination d’une narration auditive émergeant de l’interaction des sons, par des effets d’interférence, des effets de phases, des effets binauraux ? Le volume monte, le son devient palpable, devient matière hypertopique. Le lieu est chargé, surchargé, de phénomènes auditifs au point de ne plus s’entendre penser. Mais vous vous accrochez à l’idée d’une source, d’une narration, qui n’est que la vôtre… vous pensez ? Ce qui se passe en vous est peut-être plutôt une rencontre, une synthèse, une émergence, dans le lieu, l’ici et maintenant occupé par votre corps, d’une nouvelle proposition faite à l’univers.

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