Ce que nous appelons la vie, au sens large, non pas celle d’un être humain, mais la vie en tant que telle, la vie que nous partageons avec les autres espèces d’eucaryotes, bactéries et archées ; cette vie là aurait émergé sur terre il y a quatre millards d’années, dans un mélange de lipides et de phosphates, d’hydrates de carbones et de bases azotées, sous une atmosphère dominée par le méthane. Les géologues appellent cette époque l’éon Hadéen, d’après les enfers de la mythologie grecque.
Nous avons surgi de l’enfer et avons fondé le royaume des vivants.
Dès sa naissance, cette vie a commencé à transformer son environnement, à le rendre propice à soi-même, c’est-à-dire à sa propre existence. En trois milliards d’années, cette vie a changé la composition chimique de l’atmosphère, puis elle s’est hissée sur les côtes des océans et s’est répandue sur les continents ancestraux. Elle a rampé sur les rochers de lave refroidie, ses graines ont chevauché les vents, elle a repoussé les frontières de son royaume dans les contrées les plus hostiles.
Nous passons nos vies à repousser les frontières de la mort.
De la terre d’avant, de la terre dépourvue de vie, il ne reste plus que les sommets de montagnes, les bouches des volcans et les déserts de sable et de glace. Le Kara-koum. La Mer morte. Lentement, nous leur tournons autour dans un mouvement semblable à celui de la Spiral Jetty que Robert Smithson a construite dans le lac salé du Utah. Cette jetée de pierres et de limons, longue d’un demi-kilomètre, se tord en spirale et s’empare du voyageur qu’elle fait tourner à contresens des aiguilles d’une montre, jusqu’à l’eau saturée d’une espèce rare d’algues, dont la couleur évoque celle du sang dans lequel tu es né.
La Hringvegur, route nationale no. 1 de l’Islande, t’entraîne, elle aussi, sur son cercle. Elle tourne autour de l’île entière et t’amène de Reykjavík aux fjords de Hval, Hrúta, Mið, Húna, Eyja, au lac Mývatn et ses paysages volcaniques d’un autre monde, elle te conduit à travers l’Est du pays jusqu’aux fjords de Reyðar, Súlur et de Beru, à travers les plaines alluviales du Austurland, pour te déposer au pied du glacier Vatnajökull qui règne sur les Hautes terres du milieu de l’île, comme le palais interdit d’un empereur arctique.
Le Vatnajökull creuse des vallées entières avec ses langues de glace. Au sud du pays, des icebergs se détachent de lui dans un bruit assourdissant, plongent et puis remontent en hurlant à la surface de l’eau pour s’en aller en flottant, mourir dans la baie de Jökulsárlón. Une mélancolie exaltée s’empare de celui qui les observe depuis la berge rocheuse : lents, immenses, fragiles, monuments de formes hallucinantes, traversés par la lumière du soleil qui révèle leurs entrailles bleutées.
Des phoques apparaissent ça et là puis disparaissent dans les profondeurs.
Tu as déjà oublié la route, le parking dans ton dos, les baraquements des cafétérias et le pont d’acier qui enjambe la lagune. Les arrivants s’empressent de quitter leur véhicule. La foule éclate en autant d’êtres solitaires qui se précipitent vers l’eau, la bouche bée ; des souffles d’ébahissement s’échappent de vos poumons et personne ne détache plus les yeux du spectacle.
Cette beauté !
Oh chagrin fabuleux !
Le sentiment de quelque chose d’innommable qui a toujours été perdu t’envahit ; tu abdiques en tout et t’assieds dans les graviers ; des millénaires de silence se taisent dans tes oreilles. Et la beauté s’abîme encore, et encore, dans les éclats de lumière.
Le glacier se retire cent mètres par an – il n’y avait pas de lagune en ce lieu un siècle plus tôt ; il vous fait place ; il te laisse derrière ; cette vie qui surchauffe et s’emballe dans la vitesse de ses mouvements et de ses échanges électriques. Cette vie qui brasse la matière et sature l’atmosphère.
Nous la passons à repousser les frontières de la mort.
Mais est-ce bien la mort qui miroite sur l’autre berge ? Les mastodontes de glace qu’elle a créés palpitent bien plutôt d’une autre forme d’existence ; plus patiente ; plus ancienne. Une existence produite par un processus chimique pur ; incapable de se répliquer et pourtant identique à elle-même ; une forme d’existence entièrement opposée à la vie et que pourtant tu pleures, maintenant, et qui t’attire.
Tu voudrais savoir voler pour t’approcher de ce glacier tellement immense qu’il te paraît à portée de main.
Nous passons notre vie à repousser les frontières.
Mais cela n’a peut-être jamais été une avancée de la vie, mais une fuite d’elle-même ; la fuite de la vie devant ses propres excès. Une fuite similaire à celle qui t’anime, toi qui fuis la masse de touristes qui t’agacent, alors qu’ils te ressemblent, ou justement parce qu’ils te ressemblent, tout un chacun, avec leur envie de solitude, avec leur besoin d’être l’unique de leur espèce à jouir de l’absence.
À ses débuts, le tourisme était réservé aux garçons de bonnes familles qui s’en allaient de l’Angleterre et du nord de l’Allemagne, faire leurs Grands Tours de l’enfance d’un chef jusqu’au sud de l’Italie. Bientôt rattrapés par les masses, les voyageurs fortunés dans leur genre n’ont jamais cessé de fuir : en Grèce, en Espagne, bientôt sur d’autres continents ; voici vingt ans déjà que la mission Soyouz a pris à bord le premier touriste de l’espace sidéral.
Nous passons notre vie à repousser les frontières.
Tu marches vite, haletant. Tu lèves la tête de temps à autre et vois le pied du glacier grandir, mais le paysage qui t’en sépare s’allonge en même temps et t’éloigne de lui à chaque pas. Le sol est jonché de galets de tailles d’un testicule, d’un poing, d’une tête humaine, oblongs et lisses d’un roulement séculaire. Certains gisent éclatés par cryoclastie, en tranches rondes, d’épaisseur étrangement régulière. Tu t’accroupis pour en examiner un.
Tous ces cailloux n’avaient formé un jour qu’une vaste dalle, faite de sédiments fluviaux accumulés au rythme des crues. L’eau torrentielle de la fonte, en perdant de sa vitesse, laissait choir des sédiments de plus en plus fins au fond du lit d’un fleuve ancien, printemps après printemps. Des strates fines et épaisses s’alternaient ainsi dans la masse rocheuse. Des millénaires plus tard, la dalle comprimée, séchée, exposée à l’érosion, s’est fracturée en cailloux qui t’entourent à présent, polis et fatigués. L’eau s’infiltre entre les strates et lorsqu’elle gèle, les galets éclatent. Le gel révèle ainsi l’ancienne structure sédimentaire cachée sous leurs surfaces.
Les conditions extrêmes révèlent la structure intérieure de n’importe quel être.
Tu t’arrêtes net. Le courant rapide d’une eau laiteuse te barre la route. Les berges sont abruptes et hostiles. Tu regardes autour de toi. Plus rien ne pousse ici. Tu es au milieu d’un paysage de sable et de gravier foncé et le glacier qui, pourtant, a dû se retirer de ce lieu il y a quelques années à peine, te semble encore trop lointain. Tu décides de longer la rivière, tu presses le pas mais se méandres rongent ta détermination, alors tu coupes en ligne droite. Tu perds la rivière de vue en avançant sur un sol de plus en plus escarpé. Le sable est humide, ici, meuble. D’autres eaux souterraines drainent le terrain dégelé. Tes pieds s’enfoncent. Le soleil arctique parvient au bout de se trajectoire trompeusement horizontale et glisse derrière une falaise ; le paysage s’assombrit. En gravissant un monticule de sable anthracite, tu te retrouves au bord d’un cratère profond de plusieurs mètres. De l’eau glacée stagne au fond du creux. Si tu glissais là-dedans, l’ami, tu serais incapable d’en sortir par tes propres moyens et ton téléphone portable ne capte plus de réseau. Il n’y a plus rien ici ; la solitude, la vrai cette fois, celle que tu croyais chercher parfois sans connaître son véritable visage, cette solitude s’accroche à ton cœur; tu le sens frémir d’une angoisse atavique. Un souffle glacial se promène par là ; il sonde les parages, indifférent, persistant. Strictement dénué de volonté et de conscience, il t’ignore complètement, comme absolument tout ici. Tu n’es que l’intrus de ton existence ; qui erres parmi les kettels d’un paysage écorché. Rien ne t’attend pour t’accueillir, l’ami. Sauf le glacier, veux-tu croire, parce qu’il est enfin proche, maintenant ; mais combien il diffère de tes attentes ! Ce qui, de loin, ressemblait à un édifice monochrome et colossal n’est plus qu’un enchevêtrement de coulées de boue figées par le froid.
Ici, la planète s’en tape de tes critères esthétiques !
Tu désespères quand la rivière – mais est-ce la même ? – s’ouvre de nouveau à tes pieds ; béante ; infranchissable. Et pourtant tu t’obstines encore à croire à la possibilité d’un passage. Tu tournes la tête à gauche, à droite, et soudain tu le vois : le rebord de la berge qui avance au-dessus de la rivière, rongée par les eaux. Rien que de la terre meuble suspendue au-dessus du courant qui gronde dix mètres en contre-bas. Tu te figes parce que tu le sais : tu te tiens sur ce même rebord ; qui s’arrachera inévitablement dans la nuit, dans l’heure, dans la seconde qui suit.
Affolé, tu recules. Tu te retournes. Tu cours. Quand tu t’estimes hors de danger tu t’arrêtes et te retournes. Quelque chose en toi, quelque chose de sévère mais de serein, une vaste étendue de paix en toi, dont tu découvres la présence, prête ta voix au glacier, à la rivière d’eau laiteuse et à ses berges, aux montagnes qui tutoient l’horizon du ciel gris et cette voix te dit :
– Pour cette fois, j’ai décidé de t’épargner.
Alors avec gratitude et humilité, tu rebrousses chemin, tâtant le terrain du pied, attentif aux mouvements souterrains. Tu reviens sur tes pas ; tu l’espères en tout cas, de ton être entier. L’intrus s’en va. Un instant, tu te crois perdu ; tu redoutes l’impasse dans ce labyrinthe de dolines glaciaires. Le retour te prend bien plus que ce que tu n’avais espéré. Mais tu retrouves le sable tassé et tu retrouves les galets. Puis, enfin, tu remarques la mousse ; fragile, épaisse à peine de quelques centimètres mais tellement fluorescente ! La vie qui lentement, obstinément, peuple la terre et t’accueille aux marges du royaume des morts.